WP Kinsella nous a quitté mais Shoeless Joe vit pour l’éternité

WP Kinsella nous a quitté.

Il s’en est allé rejoindre Shoeless Joe Jackson au milieu des épis de maïs qui bordent un certain champ gauche d’un certain terrain de baseball au fin fond de l’Iowa.

Mais avant de s’en aller, il a eu le temps de convertir un sentiment, l’amour du baseball, en quelque chose de palpable, en quelque chose que l’on peut toucher, sentir, regarder. Et il lui a donné une forme, celle d’un livre du nom de Shoeless Joe.

 
Shoeless Joe, roman sorti en 1982, est la plus grande œuvre artistique, tout art confondu, dédiée au baseball. Ou plutôt l’une des deux. Car il se dispute ce titre avec un autre roman, The Natural, Le Meilleur en version française, de Bernard Malamud, édité en 1952. Ces deux chefs d’œuvre de la littérature américaine sont devenus des éléments fondamentaux de la culture populaire du baseball, au-delà des seules frontières américaines, à la fois par le talent qui en émane mais aussi parce que ces deux romans furent ensuite adaptés à Hollywood. Deux films que l’on compte parmi les plus grands films de baseball. Certains diront aisément dans le trio de tête. The Natural est devenu The Natural en 1984, réalisé par Barry Levinson avec Robert Redford, Robert Duvall, Glenn Close et Kim Basinger. Shoeless Joe est devenu Field of Dreams en 1989 et fut réalisé par Phil Alden Robinson avec Kevin Costner, James Earl Jones, Burt Lancaster et Ray Liotta.
 
Le roman, comme son adaptation cinématographique, est une déclaration d’amour au baseball. Une déclaration qui a conservé sa force malgré quelques décennies, la domination quasi sans partage du sport business et la maudite Steroïd Era. Tout ce qui a pu enlaidir le baseball avant ou après l’écriture de Shoeless Joe ne résiste pas à l’amour du baseball qui s’en dégage. Au contraire, accepter la part d’ombre du baseball est une condition sine qua non pour aimer ce jeu. Que Joe Jackson, alias Shoeless Joe, donne son nom au livre et en soit un des personnages principaux n’est pas un hasard.
 
Un joueur de légende, pris dans une sombre affaire de paris devenue le premier grand scandale du sport moderne, celui des Black Sox de 1919. Bien sûr, se rajoute à cette tragédie le fait qu’il fut puni pour avoir perdu volontairement, avec sept autres joueurs des White Sox, les World Series de 1919 alors qu’il produisit un jeu quasi parfait durant ces mêmes World Series, rendant improbable toute envie de perdre.
 
Le baseball n’est pas toujours juste. Autre héros légendaire du roman, Archibald « Moonlight » Graham, en fait l’amère expérience. Ce jeune joueur des New York Giants, qui a réellement existé, ne jouera qu’une seule manche d’un match en MLB sans savoir le temps d’effectuer un passage à la batte. Mais c’est aussi dans ces injustices, dans ces drames, que le baseball a construit sa légende. Comme bien d’autres sports mais aussi comme nul autre sport, mis à part le football quand ce dernier, comme le baseball, est inscrit dans les racines d’une nation.
 
Car Shoeless Joe est avant tout une question de racines, de liens qui nous unissent. Et le baseball est un lien unique de l’autre côté de l’océan. C’est le sens de la fameuse tirade de JD Salinger, grand romancier dont WP Kinsella s’approprie le personnage pour en faire l’un des héros du romans : « Je n’ai pas besoin de vous dire que le baseball a été l’unique constante au cours des années. L’Amérique a été effacée comme un tableau noir, pour être réécrite et de nouveau effacée. Mais le baseball est resté identique pendant que l’Amérique passait comme une procession de rouleaux compresseurs. C’est le même sport que jouait Moonlight Graham en 1905. C’est une partie vivante de l’histoire, comme les robes de calicot, la vaisselle de grès et les équipes de moissonneurs déjeunant à des tables en plein air. Le baseball nous rappelle continuellement ce qui existait autrefois, comme un penny à tête d’Indien dans une poignée de pièces de monnaie. »

 

 

Shoeless Joe, aujourd’hui encore, rappelle l’importance du baseball au sein de la nation américaine. Même si le football américain est devenu le sport numéro un aux États-Unis, le baseball reste le jeu numéro un. Le football américain, même s’il déchaîne les passions et les dollars, reste un sport tandis que le baseball est bien plus. Il est l’une des racines qui unissent les américains entre eux. Après la guerre civile, il fut l’un des traits d’union de cette nation. Quand Jackie Robinson arriva dans les ligues majeures en 1947, il devint l’un des traits d’union entre les citoyens dans un pays souffrant encore de la ségrégation. Bien sûr, le baseball n’apporta pas de solution ultime aux problèmes de l’Amérique. Mais il fut une des rares constantes de cette jeune nation quand il supplanta le cricket, à la sortie de la guerre de sécession, comme sport national, devenant le mythique National Pastime américain.
 
Mais on aurait tort de penser que Shoeless Joe ne puisse toucher que les cœurs américains. Certes, le roman renvoie à des concepts éprouvés outre-Atlantique : l’Amérique fermière, la famille, la nostalgie d’un passé supposé heureux, l’Amérique des Sixties. Il les oppose aussi. Le héros principal, Ray Kinsella, a fondé une belle famille mais est brouillé avec son père décédé et son frère. Sa ferme est menacée par des promoteurs dont son beau-frère. La révolte des Sixties semble s’être évanouie dans l’Amérique des Eighties naissantes.
 
Mais au-delà de ces références très américaines au premier abord, il est indéniable que ces sujets peuvent aisément se transposer dans l’histoire d’autres nations. La révolte des Sixties a bouleversé le monde entier et nous fumes en France l’un des centres de cette énergie quasi révolutionnaire. La vie familiale est complexe où que l’on vive et la ruralité un concept commun à tous les pays. Simplement, la constante baseball peut être changée par une autre tradition qu’elle soit sportive ou autre. Ici, le cricket. Là, le football. Reste une passion, commune, qui unit une nation au-delà de ses différences.
 
Shoeless Joe est donc l’expression écrite d’un mythe national, le baseball. Un mythe dans sa dimension historique mais aussi surnaturel. Avec le retour de légendes trépassées sur un terrain construit par Ray Kinsella suite à des voix entendues dans un champ de maïs et autres faits surnaturels, Shoeless Joe met en avant un élément particulier du baseball, celui de sa magie. Le baseball est un jeu magique, comme nul autre sport. Il se nourrit d’incroyables coïncidences, de destins absurdes et de malédictions improbables. Sa relation à la destinée, à la providence ou au hasard, quelque soit le mode de pensée philosophique que l’on adopte, interpelle.
 
Les histoires fantastiquement heureuses ou dramatiques s’enchaînent tellement dans son histoire que le baseball possède, avec le football, la plus riche des cultures populaires. Mais contrairement au ballond rond de plus en plus dépossédé de son âme par le sport business, la petite balle blanche à coutures rouges a toujours su garder une part de magie, une magie enfantine que décrit bien le roman de WP Kinsella. Ne dit-on pas que le baseball est un jeu d’enfants pratiqué par des adultes.
 
Cette dimension surnaturelle est d’ailleurs présente dans l’autre grand roman du baseball, The Natural. Et comme bien des éléments du roman de Malamud, Shoeless Joe et son adaptation cinématographique ont nourri abondamment la riche culture populaire du baseball. Les expressions « Field of Dreams » ou « si tu le construits, il viendra » sont devenus des classiques réutilisés par l’ensemble du monde du baseball, de la communication de la MLB au petit club de baseball français. Moonlight Graham est devenue une légende du baseball et Shoeless Joe Jackson y a gagné une nouvelle dimension, rajoutant de la légende à sa légende. L’image de joueurs sortant d’un champ de maïs est un gimmick récurrent. Et tout le monde voudrait construire dans son jardin un terrain de baseball, un « field of dreams ».
 
WP Kinsella a écrit d’autres romans ou nouvelles sur le baseball. Son talent ne s’est pas arrêté à Shoeless Joe mais ce dernier est la grande œuvre de sa vie, un cadeau aux fans de baseball, un amour inconditionnel à ce jeu qui traversera le temps des hommes comme la force de son livre.
 
WP Kinsella ne nous a pas vraiment quitté. Sa passion pour le baseball se trouve à l’orée d’un champ de maïs au fin fond de l’Iowa et elle continue de nous irradier de sa puissante lumière depuis le champ des rêves.

 

 

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