Effa Manley, la pasionaria des Negro Leagues

 

S‘il est une personne qui se dévoua corps et âme à son équipe, ce fut bien Effa Manley. Elle les aimait ses Newark Eagles de la Negro League. Elle est aimait comme une mère bienveillante, comme une amie dévouée, comme une mécène généreuse et parfois comme une amante passionnée. La vie d’Effa Louis Manley née Brooks est un vrai roman. Origines mystérieuses, révolte sociale, lutte contre la ségrégation, amours interdits et, bien entendu, le baseball. Mais pas n’importe quel baseball, celui des Negro Leagues, ce baseball à la fois puissant et instable !

Effa Brooks naquit le 27 mars 1897 (ou 1900!) à Philadelphie d’une mère noire et d’un père noir. Effa est métisse. Et même une métisse à la peau si claire qu’elle sera toujours considérée comme une blanche dans l’Amérique ségrégationniste (ce qui lui permet l’accès à tous les lieux interdits aux noirs) alors qu’en privé, elle se considère afro-américaine. Est-ce que Mme Brooks, couturière, a entretenu une relation adultérine avec son patron blanc ? Ce qui expliquerait son divorce avec son premier mari. C’est encore aujourd’hui un mystère même si cette théorie est celle qui est le plus communément admise (l’autre théorie voulant que ses parents soient blancs mais qu’elle fut en fait le fruit d’une liaison entre sa mère et son futur beau-père afro-américain).

Très tôt, ce double statut d’afro-américaine blanche va devenir un chemin de vie pour Effa qui jouit d’une plus grande liberté que les autres afro-américains et qui s’en sert pour leur cause. Car, la jeune américaine est une révoltée, qui monte au créneau quand il s’agit de défendre le droit des travailleurs ou la reconnaissance des droits des afro-américains dans une lutte des droits civils alors naissante. En 1934, elle mène une campagne de boycott à l’encontre des employeurs d’Harleem, à New York, qui n’embauchent aucun afro-américain. Elle vise notamment les magasin Blumstein. Après six semaines de boycott, les employeurs capitulent et en 1935, on compte 300 magasins de la 125 rue de New York comme employeurs d’afro-américains. Des combats qu’elle ne cessera pas de mener au sein du baseball comme en dehors, notamment au sein de la célèbre NAACP (National Association fir the Advancement of Colored People).

C’est justement à New York que son destin va basculer lors d’une rencontre des Yankees de New York à laquelle elle assiste. Elle y rencontre Abe Manley, de 12 ans son aîné, trésorier du Rest-A-Way Club, club de musique et de jeu établi à Camden dans le New Jersey. Abe y fait fortune mais doit relocaliser le club à Haarlem en 1932 quand celui de Camden est détruit par un attentat à la bombe. Le Rest-A-Way était un club pour l’élite afro-américaine et donc forcément mal vu par certains. C’est donc à cette époque que les deux amoureux se fréquentent et ils se marient à l’été 1933 (certaines sources parlent de 1935). Ce sont deux passionnés de baseball, Abe ayant même été brièvement le propriétaire d’une équipe de Camden, les Camden Leafs en 1929.

À la fin de l’année 1934, grâce à sa fortune et à l’enthousiasme d’Effa, Abe gagne une franchise au sein de la National Negro League, les Brooklyn Eagles. Mais être propriétaire d’une franchise de NNL n’est pas une sinécure. De nombreux problèmes existent : la protection des arbitres, les contrats de joueurs et d’une manière générale, la gestion de la ligue. Il n’existe pas de commissaire contrairement à la MLB. Il s’agit donc d’une gestion par les propriétaires ce qui impliquent négociations et affrontements (comme en MLB avant l’arrivée du premier commissaire le juge Landis). L’arrivée de la forte tête Effa Manley ne va pas calmer les choses, elle qui n’hésite pas à s’opposer aux autres propriétaires.

En 1935, Abe achète les Newark Dodgers, dans le New Jersey, et fusionne les deux équipes pour créer les Newark Eagles pour la saison 1936. Le couple se répartit les tâches au sein du club. Le calme Abe s’occupe de l’évaluation des joueurs et de l’aspect financier des transactions. Effa, la forte tête, de la négociation des contrats de joueurs et de la communication. Les Newark Eagles vont devenir leur bébé et Effa va s’y investir corps et âme. Car les Eagles vont devenir plus qu’un club de baseball. Leur stade, le Ruppert Stadium, va devenir une véritable tribune pour les revendications sociales et antiségrégationnistes d’Effa, y organisant même plusieurs Anti-Lynching Day et y accueillant de puissants soutiens à sa cause comme le Maire de New York Fiorello La Guardia.

D’ailleurs, Effa n’hésite pas à aider les joueurs ou les anciens joueurs dans leur vie privée ou professionnelle. L’équipe possède même un bus avec air conditionné pour les déplacements. Une rareté en Negro League. Durant la guerre, elle envoie des colis de Noël à ses joueurs ou anciens joueurs sur le front. Pour que certains continuent à travailler durant l’intersaison, les Manley sponsorisent une équipe en Puerto Rican Winter League. Un attachement aux joueurs qui va parfois devenir plus intime. Si elle aime réellement son mari, avec qui elle reste mariée jusqu’à la mort de celui-ci en 1952, Effa connaît pourtant de nombreuses liaisons avec des joueurs du club. Elle impose souvent au manager de l’équipe d’aligner un jeune lanceur se nommant Terrie McDuffie, qui est aussi son amant, pour le soustraire à ses groupies. Abe finit par le vendre. En 1946, elle tente de faire revenir le grand joueur de Negro League Monte Irvin (qui effectua plusieurs saisons aux Eagles dont celle de 1945). Pour cela, elle l’invite chez elle pour discuter. Au final, Irvin se retrouve face à une femme légèrement vêtue qui lui annonce « Abe ne sera pas de retour avant demain ». Joindre l’utile à l’agréable.

Mais il serait faux de penser qu’Effa Manley était une nymphomane éprise d’athlètes, dénuée de toute morale. Tout au contraire. Elle est simplement une femme moderne, libre et généreuse, en amour comme en amitié, dans sa vie privée comme dans ses luttes sociales et sociétales. C’est une propriétaire qui tente d’offrir les meilleures conditions possibles à ses joueurs et un meilleur avenir aux gens de couleur de Newark, organisant marches, boycotts, activités culturelles ou sociales. Un engagement qui va aller au delà des Newark Eagles au sein de la NNL après 1946.

1946. Une année importante pour les Eagles. Depuis 10 ans, les Manley courent après le titre. Et les années de guerre ont été dures pour l’équipe, qui a perdu de nombreux joueurs appelés sous les drapeaux. Mais en 1946, les Eagles retrouvent leurs héros. Monte Irvin a été convaincu par Effa de rester et Leon Day est de retour. Un retour gagnant pour le lanceur qui débute par un No-Hitter pour l’opening day. Les Eagles remportent la première partie de saison puis la deuxième, malgré un mois de juin compliqué. Irvin frappe pour .389 et les Eagles se retrouvent en World Series face aux champions de la Negro American League, les Mornarchs de Kansas City où sévissent alors les stars Satchel Paige et Hilton Smith. La série va se jouer en sept matchs dans quatre villes différentes. Un vrai marathon pour les deux équipes. Le mythique Polo Grounds accueille la première rencontre. La deuxième, la sixième et la septième au Ruppert Stadium. Les matchs trois et quatre se jouent au Kansas City’s Blue Stadium. Le Comiskey Park de Chicago accueille le cinquième.

Lors du dernier martch, les Eagles remportent le titre suprême, aidé par l’absence de Paige et Smith du côté des Monarchs. Ces derniers ont rejoint une équipe itinérante juste avant le match sept. Les aléas de la Negro League… L’argent du titre permet en autres aux Manley d’acheter un nouveau bus pour la coquette somme de 15.000 dollars. Mais déjà, la fin de la Negro League s’approche. Les Satchel Paige All-Stars et les Bob Feller All-Stars s’affrontent en 1946 dans une tournée de 32 matchs pour un vrai succès populaire qui va aider à ouvrir la porte des ligues majeures aux joueurs des Negro Leagues. Un an plus tard, Jackie Robinson rejoindra les Dodgers.

Pourtant, à la fin de la saison 1946, Effa arrive enfin à faire évoluer les Negro Leagues en recrutant un commissaire de ligue, le révérend John H. Johnson. Ce dernier élabore une nouvelle constitution, incluant une meilleure protection pour les arbitres et les joueurs, réaffirmant le bannissement pour cinq ans ne respectant pas leur contrat. Trop tard. Au moment où les Negro Leagues sont mieux organisées, les meilleurs joueurs vont rejoindre la MLB. Robinson, Doby, Paige et consorts. Un double sentiment habite alors Effa et les autres partisans des Negro Leagues. À la fois, la joie de voir enfin des joueurs noirs rejoindre les ligues majeures, être reconnu par la société blanche ségrégationniste mais d’un autre côté la tristesse de voir partir des meilleurs sous d’autres cieux, signifiant la fin de ce baseball bien particulier des Negro Leagues. Surtout que cela ne se fait pas toujours dans la douceur. Si Effa arrache grâce à ses talents de négociatrices 15.000 dollars au célèbre Bill Veeck, propriétaire des Indians de Cleveland, pour l’achat d’un joueur, beaucoup d’autres joueurs signent leurs contrats sans que leur club d’origine ne reçoive une compensation. Business is business !

En 1948, les Newark Eagles, les Homestead Grays et les New York Black Yankees cessent leurs activités. Ils vendent le club pour 15.000 dollars à un nouveau propriétaire qui déménage le club à Houston. Sans les Eagles dans sa vie, Effa va s’engager encore plus dans la lutte pour les droits civils des noirs américains, devenant la trésorière de la NCAAP de Newark, tout en gardant voix au chapitre au sein du baseball. Ainsi, elle condamne publiquement la MLB pour avoir détruit les Negro Leagues, avec peu de compensations pour les clubs, notamment Branch Rickey, le patron des Dodgers. Elle s’en prend aussi à Jackie Robinson. Ce dernier critique alors la désorganisation des Negro Leagues. Effa ne manque pas de lui rappeler alors d’où il vient et qui lui a donné sa chance.

Effa ne lâche pas l’affaire. À la fin de la saison 1948, Monte Irvin est approché par les Giants de New York. Elle obtient une compensation de 5000 dollars pour l’achat de son contrat, créant un précédent pour tous les clubs de Negro Leagues : les clubs MLB doivent respecter les contrats de Negro Leagues. Un précédent qui ne sauvera pas les ligues chères au cœur d’Effa. Il est à noter que Monte Irvin aurait pu devenir le premier joueur noir à intégrer la MLB en 1945 puisqu’il fut approché par Branch Rickey. Mais Effa refusa de laisser partir le joueur (nous l’avons vu plus haut) surtout que les Dodgers ne voulaient donner aucune compensation.

Elle se mue alors en gardienne de la mémoire collective des Negro Leagues. Mais à cette époque, le baseball organisé ne laisse aucune place à Effa, Abe et aux autres grands acteurs des ligues noires. Il faudra attendre de nombreuses décennies avant que les afro-américains occupent des postes à responsabilités aux seins des ligues majeures et de leur système de ligues mineures. Il faut attendre 2001 pour que le National Baseball Hall of Fame forme un comité spécial pour honorer la mémoire des Negro Leagues et décider quels joueurs ou dirigeants méritent leur place au panthéon national du baseball. Effa fera partie des élus. En 2006, elle devient la première femme introduite à Cooperstown.

Effa Manley s’est éteint à l’âge de 84 ans le 16 avril 1981 à Los Angeles, sans avoir pu se réjouir de son vivant de la reconnaissance des Negro Leagues et de son travail. Une injustice alors bien trop fréquente à Cooperstown et en MLB…

 

 

 

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