Soccernomics et Moneyball : l’interview de Simon Kuper !

 

 En juin 2012, la version française du livre Soccernomics « Les attaquants les plus chers ne sont pas ceux qui marquent le plus » est sorti en France alors que les Bleus vivaient un Euro de football bien calamiteux. Soccernomics est en quelque sorte le Moneyball du football. La comparaison n’est pas gratuite puisque le livre fait de très nombreuses références au livre de Michael Lewis ou plus exactement au phénomène « Moneyball », et en particulier à la gestion des A’s d’Oakland par le General Manager Billy Beane.

Le livre est le fruit du travail commun de Simon Kuper, journaliste britannique au Financial Times, et de Stefan Szymanski, chercheur universitaire spécialisé en économie du sport (la traduction française a été assuré par Bastien Drut, docteur en sciences économiques à l’Université Paris X). Sur le même modèle que Moneyball, il s’interroge sur les pratiques du football moderne, ses traditions pleines de certitudes et d’erreurs, sur ceux qui ont tenté ou tentent, comme Bill James ou Billy Beane dans le baseball, de faire évoluer ce sport vers une meilleure utilisation des statistiques dans le cadre du recrutement, du management sportif ou dans le jeu lui-même.

Pour ceux qui auront lu Moneyball, ou vu la version cinématographique, la découverte du football sous un œil neuf résonnera certainement avec ce qui ont lu ou vu du baseball. Ce qu’ont vécu Bill James puis Billy Beane hier, d’autres, au sein du football, le vivent aujourd’hui. Il est toujours difficile de s’attaquer aux traditions. Le football est le sport roi en France. Le baseball y évolue dans la confidentialité. Il y a une quinzaine d’années, la situation était inversée aux États-Unis. Mais ces deux sports que tout ou presque opposent ne sont finalement pas si différents. Surtout au haut niveau, dans le monde professionnel, où bien des dysfonctionnements sont analogues. Mais là où le baseball a fait sa révolution Moneyball, le football attend encore sa révolution Soccernomics. Mais les choses évoluent… lentement.

La lecture de Soccernomics ravira les fans de baseball, les fans de football mais encore plus ceux qui aiment ces deux sports. Mais pour saisir un peu plus le propos du livre, et le parallèle Baseball/Fooftball, nous sommes allés à la rencontre de l’un de ses deux auteurs, le journaliste Simon Kuper, qui vit à Paris depuis de nombreuses années. Alors, Soccernomics, Moneyball, même combat ?

 

Dans votre ouvrage Soccernomics, vous faîtes régulièrement référence au phénomène Moneyball qui eut lieu dans le baseball à travers la gestion des A’s d’Oakland par Billy Beane. Votre ouvrage a-t-il été inspiré par Moneyball ou ce phénomène est-il venu appuyer votre thèse ?

C’est venu appuyer notre thèse de départ. Je n’avais pas lu le livre quand j’ai commencé à écrire Soccernomics. Freakonomics, un autre livre américain, a plutôt était notre inspiration pour nous donner des idées et améliorer le football. Mais quand j’ai lu Moneyball tout au début du projet, j’ai pensé « wow, les problèmes du baseball sont presque les mêmes qu’au football ! » Avec des entraîneurs très traditionnels, qui refusent l’apport des statistiques. C’était presque la même chose !

Votre co-auteur, Stefan Szymanski, avait déjà travaillé sur le baseball* ?

L’économie du sport a beaucoup plus progressé aux États-Unis qu’ici en Europe, depuis plusieurs décennies. Les équipes américaines ont toujours essayé de gagner plus d’argent. Alors qu’en Europe, les équipes ont toujours essayé de ne pas perdre trop d’argent. C’est une autre idée. L’économie du sport a plus d’importance là-bas et Stefan a beaucoup de contacts avec des collègues américains. Il a pensé aux différences entre le sport américain et européen. Il n’est pas spécialisé dans le baseball mais dans le football. Il travaille maintenant à l’Université du Michigan car on en sait beaucoup sur l’économie du sport dans le baseball, le football américain mais on ne sait rien ou presque dans le football européen.

Moneyball a-t-il influencé directement le football européen et dans quelle mesure ?

C’est plus important en Angleterre qu’en France où personne n’a lu Moneyball. En Espagne et en Italie, c’est la même chose (l’ouvrage n’a pas été traduit dans ces langues ou importé dans ces pays, ndlr). Les allemands ont une tradition différente, une tradition de la science du foot. Les universitaires y ont étudié les aspects scientifiques du foot. Disons qu’ils ont leur type de Moneyball. En France, en Italie ou en Espagne, ça n’existe pas. En Angleterre, il y a quelques personnes qui ont lu Moneyball et qui se sont dit qu’on pourrait faire pareil avec le foot. Des gens comme Mike Ford à Chelsea ou Damien Comolli, un français (ancien directeur sportif de Tottenham, Saint-Etienne et Liverpool, fan des A’s d’Oakland, ndlr), qui ont voyagé pour voir Billy Beane et voir comment appliquer les idées de Moneyball au football. Et comme Billy Beane est devenu un fan de football (au sens soccer, ndlr), qu’il en regarde souvent, il a beaucoup échangé avec ces personnes. Mais ça reste une minorité. La majorité en Angleterre, notamment les vieux joueurs, pensent que ça ne pas peut marcher dans le foot.

À la base de Moneyball, il y a Bill James. Bill James et les sabermétriciens ont-ils finalement permis l’éclosion des économètres du sport qui aujourd’hui fleurissent un peu partout, notamment en Europe ?

Dans d’autres sports oui comme pour le cricket car ce sont des sports proches. Ils ont lu Moneyball et ce sont dit qu’ils pouvaient faire la même chose, et ils l’ont fait. L’équipe d’Angleterre de cricket s’est donc beaucoup inspiré de Moneyball. Beaucoup ont essayé de s’inspirer de Moneyball en voyant Billy Beane trouver des joueurs sous-évalués. Certains ont essayé dans le foot comme Damien Comolli à Liverpool. Mais ça n’a pas bien marché car on cherche toujours des statistiques pour repérer des footballeurs sous-évalués. Ça existe mais ça ne marche pas très bien.

Finalement, le phénomène Moneyball a traversé d’autres disciplines que le baseball et le football.

Oui, basketball, volleyball… tous les sports.

Billy Beane est donc devenu un fan de « soccer ». On apprend même dans votre livre qu’il est admiratif d’Arsène Wenger et un ami de Damien Comolli, l’ex-directeur sportif de Liverpool. Est-il impliqué dans le football ou est-il un simple spectateur ?

Damien Comolli est le meilleur ami de Billy Beane dans le football. C’est pour ça que Damien Comolli est devenu le manager de Liverpool. Billy Beane a dit à John Henry (propriétaire des Red Sox de Boston et des Reds du Liverpool FC) qu’il fallait engager Comolli.

Billy Beane est plus spectateur mais il a beaucoup échangé avec Comolli pendant la période où ce dernier était à Liverpool. Il a voulu faire un Moneyball à Liverpool mais ça n’a pas trop bien marché car, à mon avis, il n’a pas compris les paramètres qu’il faut pour réussir. Par exemple, Comolli a utilisé les statistiques en se disant « Andy Carroll marque très bien de la tête ». On peut le voir avec les statistiques, c’est le meilleur avec la tête. Si on achète des joueurs qui peuvent bien centrer des côtés, on va gagner. Mais avec les statistiques, on voit que les centres qui viennent des côtés ne sont pas une bonne méthode pour marquer. Il vaut mieux la méthode espagnole avec des petites passes par le centre. Il a donc construit une attaque sur une base statistique fausse. Il a essayé de faire un Moneyball et ça n’a pas marché. Mais les efforts pour faire un Moneyball dans le football continuent. En revanche, Billy Beane n’a pas eu d’influence sur Wenger, qui n’a jamais pris de conseils autour de lui.

Il est venu de lui-même aux statistiques ?

Oui. Il a toujours utilisé les statistiques. Il a été l’un des premiers du monde à les utiliser, il y a vingt ans déjà, quand il était à Monaco.

Dans Soccernomics, vous écrivez que les inefficiences du marché des joueurs de baseball sont presque identiques à celles des joueurs de football. Quelles sont ces inefficiences similaires aux deux sports ?

Par exemple, dans l’âge des joueurs. Dans le baseball, il y a toujours une sur-évaluation des vieux joueurs, en disant qu’ils ont beaucoup d’expérience. Mais il a été démontré que les joueurs les plus efficaces ont entre 27 et 29 ans comme dans le football. En baseball, on prend toujours des joueurs de High School. C’est une erreur car on ne sait pas comment ils vont se développer. Il vaut mieux prendre des joueurs universitaires. Dans le foot, c’est la même chose. On voit des jeunes de 17 ans comme Gaël Kakuta (jeune footballeur français) dont tout le monde dit qu’il est très très bien, Chelsea l’achète et quatre ans après, il est perdu (Issu du RC Lens, international jeune et grand espoir du foot français, il est acheté à 17 ans par Chelsea. Ne s’étant jamais imposé, il a fini par être prêté à différentes équipes de milieu ou fin de tableau -Fulham, Bolton, Dijon et depuis la reprise à Vitesse Arnhem aux Pays-Bas où il n’a disputé qu’une mi-temps-, ndlr). Comme dans le baseball, on ne sait pas ce que va devenir un joueur de 17 ans. Alors qu’un joueur de 20-22 ans, on voit déjà ce qu’il va devenir.

Dans le film Moneyball, on voit un Billy Beane très déçu de voir ses scouts parler de la beauté ou non des joueurs et de leurs petites amies comme donnée de recrutement. Et vous expliquez dans Soccernomics que les recruteurs de football s’intéressent plus aux blonds par exemple…

Oui car on voit les blonds !

What’s the problem ?

Comment expliquer ce type de recrutement alors qu’aujourd’hui, on possède plus de données, et de données statistiques notamment, sur les joueurs ?

Il y a un psychologue américain, Daniel Kahneman, qui a décrit les fautes de jugement que tout le monde fait. Si tu joues cinq matchs, on va se souvenir des trois derniers matchs. Si tu joues bien les trois derniers matchs, on va dire que tu es un très bon joueur. On se souvient toujours des matchs les plus récents.

C’est ce que vous décrivez dans votre livre avec ces joueurs qui réussissent une performance lors d’un Euro et qui sont ensuite sur-évalués.

On se souvient mieux des grands matchs mais ce sont des fautes de jugement que tout le monde fait. Il y avait ce joueur italien, Aquilani, qui a marqué un très beau but il y a quelques années lors d’un derby romain (entre la Lazio et la Roma le 26 février 2006, Alberto Aquilani, milieu de terrain, joue alors pour la Roma, ndlr). Les gens se souviennent de ce but là. C’était un grand match, un très joli but. Et après, on a dit : Aquilani il marque des buts ! Mais c’est pas vrai. Il a presque jamais marqué de but. C’était juste un but. Les jugements liés aux souvenirs sont trompeurs. Il faut agir contre avec les statistiques. Or, on ne le fait pas dans le foot.

Soccernomics jette un certain nombres de pavés dans la mare. Parmi ces derniers, vous déclarez, en prenant le football et le baseball en exemple, que les grands clubs pros sont gérés de manière incompétente. À ce point ?

Ça commence à changer. C’est plus intelligent. Mais un PSG continue par exemple à acheter de soi-disant stars sans réussite. Le PSG et Marseille sont de bons exemples d’argent mal utilisé.

Mais pourquoi les clubs continuent-ils ?

Parce qu’il n’y a pas trop d’analyse. On s’agite dans le foot parce que chaque dimanche, il faut faire un résultat. Et si on perd, il y a une crise. On vend les joueurs qu’on a acheté il y a six mois. On écarte l’entraîneur. Ils ne prennent pas le temps de réfléchir. Le bon exemple, comme on l’explique dans le livre, c’est l’Olympique Lyonnais. Il y a beaucoup moins de médiatisation à Lyon et on a donc plus le temps de réfléchir. Acheter un joueur pour lui laisser deux ans, trois ans le temps de s’ajuster à l’équipe? À Paris ou à Marseille, on n’a pas le temps.

Donc le fait que Lyon soit plus médiatisé expliquerait pourquoi Lyon connait plus l’échec depuis trois ans ?

Je n’ai pas trop suivi ces dernières années mais je pense que Lyon est arrivé au maximum. Ils sont arrivés au sommet du football français. Aulas a dit « on va gagner la Coupe d’Europe » mais pour moi, ce n’est pas possible. Ils en avaient pas les moyens. Même si on a 50 millions pour recruter, on peut pas avoir les grands joueurs.

Et comme vous l’écrivez dans Soccernomics, ce qui importe pour qu’un club gagne, et gagne souvent, c’est la masse salariale et retenir les meilleurs joueurs, et non le recrutement.

Oui. Et Lyon est tombé dans le même piège que le PSG, en pensant qu’il faut être un grand club en achetant beaucoup par exemple.

Pour finir, nous allons tenter d’aider le baseball français. Soccernomics a permis de déterminer quelques conditions sine qua none nécessaires pour qu’un pays accède à un certain niveau de jeu dans un sport donné comme la barre des 10 000 heures, des 15 000 dollars, la santé, l’intégration aux réseaux, la richesse d’un pays et la taille de sa population. Pouvez-vous en développer quelques unes ?

Si on parle du baseball français, il y a une tradition assez longue par rapport à l’Europe. Ils jouent moins que les américains mais plus que la plupart des Européens. La France a une grosse population, des richesses, des réseaux. Je dirais que le problème est qu’il y a clairement un manque de tradition par rapport aux américains mais la France pourrait être la meilleure nation européenne. Mais actuellement, ce sont les Pays-Bas, ce qui est extraordinaire.

C’est que vous écrivez dans Soccernomics, que normalement les petits pays disposent de moins de ressources, notamment en terme de population.

Bien sûr, ils ont moins de possibilités à ce niveau. Le baseball français devrait regarder les Pays-Bas et se demander "Qu’est-ce qui font qui est différent d’ici ?".

Dans votre livre, vous dites qu’en plus, pour atteindre un certain niveau, il faut atteindre la barre des 10.000 heures de pratique.

C’est une idée de la Psychologie. Si on veut devenir un grand musicien, un grand joueur de foot ou de baseball, ou n’importe quoi d’autre, la barre de qualité est de 10.000 heures de pratique. Zidane est devenu un grand joueur de foot car il jouait sur la place de la Tartane (place du quartier de la Castellane à Marseille, ndlr) chaque jour. Et j’imagine que si on est un joueur de baseball en France, on n’a pas trop d’amis pour jouer au baseball. On est seul et aller une fois par semaine à l’entraînement, ce n’est pas assez !

 

 *National Pastime : How Americans Play Baseball and the rest of the World Plays Soccer

 

Page Wikipedia de Simon Kuper

Articles de Simon Kuper sur le site du Financial Times.

Sur Moneyball, lire sur Honus également les articles sur Alain Usereau et sur le Film

 

 

 

7 commentaires à “Soccernomics et Moneyball : l’interview de Simon Kuper !”

  1. francovanslyke dit :

    mais également au SABR ! Là c’est la consécration pour Albiert !!
    http://sabr.org/latest/albiert-moneyball-and-soccernomics

  2. francovanslyke dit :

    Article repris chez Mister baseball !!!
    http://www.mister-baseball.com/soccernomics-book-moneyball-football/

  3. yann dit :

    bel article ! Bravo !

  4. Fishiguchi dit :

    Belle parenthèse Franco car j’ai justement lu cet interview de Tony Vairelles hier soir : magique !
    L’anecdote sur le France-Andorre (avec le coup de sang de Bernard Lama au sujet de Duga) vaut son pesant de cacahouètes également !

  5. francovanslyke dit :

    Un article trés intéressant. Bravo Gaetan, encore une fois ! Pour compléter, lire également l’interview de Tony Vairelles dans le so foot n°100 qui rapporte son expérience du foot dans la ligue de Soccer américaine à la fin de sa carrière. Il fait un essai à Toronto et à la fin le coach canadien lui sort des stats pour le refuser : « tu as perdu 7 ballons au milieu ! » lui dit il ! Vairelles est furax, estimant qu’il est revenu récupérer au milieu de terrain une trentaine de ballons, et que donc cette statistique est stupide, surtout pour un attaquant. Vairelles aurait préféré qu’on lui dise « t’es trop lent » que lui sortir des stats. De l’art donc de comprendre le sport en question et d’utiliser les statistiques en conséquence…

  6. Gaétan dit :

    Certifié Norme Qualité Honus WS2012-BBF ! 😉

  7. Fishiguchi dit :

    Encore une fois, un article de grande qualité, Monsieur Gaetan !
    Bravo !