Le Baseball sous Staline

Meddy nous lance une petite série historique sur le baseball sous les régimes autoritaires et autres dictateurs. Et on commence par le rêve soviétique et rien de moins que Staline !

T-shirts avec M : Club des Travailleurs étrangers de Moscou et
T-shirts avec ГAЗ : équipe des ouvriers de l’automobile de Gorki

Sur cette photo prise à Moscou en 1934, ils sont jeunes, beaux et confiant en un avenir qui s’annonce radieux. Ils s’appellent Arnold Preedin, Arthur Abolin, Eugene Peterson, Leo Feinstein, Victor et Leo Herman, Benny Grondon. Ces jeunes Américains jouent au baseball dans l’Union Soviétique de Staline et ils sont loin de se douter que, bientôt, ils seront engloutis par l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire contemporaine.

Au début des années 1930, alors que la Grande Dépression frappe les Etats-Unis de plein fouet, l’URSS promet des conditions de vie décentes et l’égalité entre les individus.

Beaucoup d’Américains pensent que le capitalisme a abouti à un échec et voient le communisme comme une solution à la pauvreté et au chômage. C’est pourquoi plusieurs milliers d’entre eux se laissent séduire et migrent vers le pays du Petit Père des Peuples. Ils espèrent y trouver le paradis promis dans des films de propagande présentés aux États-Unis. Ce sont souvent des ouvriers de l’industrie automobile, des mineurs ou des ingénieurs sans travail qui vont apporter avec eux le baseball.

Bien accueillis au début, les Américains peuvent laisser libre cours à leur passion. Dès 1932, deux équipes américaines jouent au baseball à Moscou : le Club des travailleurs étrangers affronte une formation de l’usine d’automobiles Staline dans le célèbre Parc Gorki. Ils courent et s’amusent sous l’œil curieux des badauds. Bientôt, on lance un appel dans la presse pour récupérer gants, battes, balles et autres accessoires car aucun n’est fabriqué sur place.

Durant l’été 1932, le Conseil suprême soviétique de la culture physique annonce sa décision d’adopter le baseball comme « sport national » dans le cadre d’un programme visant à encourager les compétitions sportives où les citoyens du premier Etat socialiste pourraient exceller sans difficulté.

Dans la foule, les Américains forment et entraînent une équipe soviétique au stade Tomski de Moscou. L’enthousiasme gagne la jeunesse locale, les apparatchiks décident alors de fabriquer le matériel nécessaire et de traduire les règles du baseball en russe afin de le diffuser à travers l’URSS. Pour les régions éloignées où il n’y a pas encore d’Américains, on envisage même de l’enseigner grâce à des films.

Si le baseball se développe, les Américains déchantent devant les conditions de vie en Union soviétique. Ils doivent parfois s’entasser dans des appartements communautaires où jusqu’à cinq familles se partagent une salle de bain et une cuisine.

Au printemps 1933, des matchs sont organisés à Moscou, Léningrad et Petrozavodsk. Dans cette ville de Carélie, les Américains créent quatre équipes mais ils manquent cruellement de matériel. Ils ne disposent que d’une batte et perdent les précieuses balles dans l’eau des rivières, espérant en recevoir d’autres d’Amérique. Une de leur recrue, Alvar Valimaa, demande au Moscow Daily News, journal anglophone, de publier chaque semaine les résultats du championnat local et les statistiques des dix meilleurs batteurs. Une autre fan, Hank Makawski, écrit une lettre à Gorki : « Les amateurs attendent évidemment les résultats des matchs disputés en Amérique et on peut donc être certain qu’ils s’intéresseront encore plus au baseball joué en Union Soviétique, auquel ils participent et dont ils connaissent les autres équipes ».

Le 30 juillet 1933, à la mi-temps d’une rencontre amicale de football entre l’URSS et la Turquie, un match-exhibition est joué sous le regard de 25000 spectateurs.

En juin 1934, le premier match inter-villes est disputé entre le Club des Travailleurs étrangers de Moscou et l’équipe des Ouvriers de l’automobile de Gorki (actuelle Nijni Novgorod). Ces derniers arrivent à la gare de Moscou chargées de leur batte flambant neuves tout juste façonnées dans leur usine. Emmenés par les frères Preedin (Arnold en lanceur et Walter en champ gauche) originaires de Boston, les Moscovites l’emportent 16-5. Dans leurs rangs, on trouve également un certain Victor Herman, né à Détroit en 1915. Trois mois après cette partie de baseball, ce dernier établit le record du monde du plus haut saut en parachute, d’une hauteur de 7000 mètres. Trente mille personnes l’attendent au sol et on le surnomme aussitôt le « Lindbergh de Russie ».

En juillet, l’ambassade américaine à Moscou organise quelques rencontres, notamment une entre ses employés et une équipe de journalistes. Ces derniers perdent 3-21 alors que les joueurs des deux formations bénéficient d’un équipement envoyé par A.G. Spalding & frères. Cet envoi est effectué grâce à l’impulsion du président Franklin D. Roosevelt. Un film documentaire de Julian Ryan témoigne des soirées d’été où les diplomates américains jouent au baseball dans la capitale soviétique.

Match de baseball entre journalistes et diplomates américains au Parc Gorki, le 4 juillet 1934

Au cours de ce même mois, le Club des Travailleurs étrangers de Moscou part pour une tournée de huit jours en Carélie, près de la frontière finlandaise. À Petrozavodsk, leur premier match est diffusé en direct par la radio soviétique et commenté en anglais et en russe. La rencontre se joue devant deux mille spectateurs. L’équipe locale est emmenée par Albert Lonn, un jeune venant de Détroit qui a migré en URSS avec son bien le plus précieux : une balle signée par Babe Ruth ! Les locaux s’imposent 12-7 et 12-2.

En août, un match retour est organisé à Moscou et les Caréliens gagnent de nouveau, 14-9 devant une foule qui scande « Nous voulons un championnat national ! ». Dans une lettre adressée au Moscow Daily News, Arnold Preedin remercie « ses supporteurs enragés pur jus » et reconnaît la supériorité de l’équipe d’Albert Lonn qui, à ses yeux, mérite d’être sacrée « champion d’URSS 1934 ».

Les parties disputées par les diplomates et celles des émigrants américains appartiennent à deux mondes opposés. Le Club des Travailleurs étrangers de Moscou est composé d’électriciens, d’ouvriers, de machinistes, de métallurgistes et certains d’entre eux ont même joué comme professionnels ou semi-professionnels aux Etats-Unis. Ils se mêlent peu aux diplomates issus pour la plupart des grandes universités privées.

Parmi les nouveaux joueurs, on compte Paul Robeson, un célèbre acteur et chanteur afro-américain, vedette du football US qui déclare à son arrivée en Union Soviétique : « Ici, je ne suis pas un nègre mais un être humain pour la première fois de ma vie. Je marche avec dignité ». En 1919, Robeson a essayé de convaincre le commissaire Kenesaw Mountain Landis et les propriétaires d’équipe d’admettre des joueurs noirs dans la Major League Baseball. En vain.

Paul Robeson dans l’équipe de Rutgers, université du New Jersey

Robeson est à Moscou pour discuter d’un futur film avec Sergueï Eisenstein et promet de jouer catcher (un poste où il excelle) avec le Club des Travailleurs étrangers de Moscou. Mais il ne reste pas longtemps en Union Soviétique.

En avril 1935, les deux équipes du Club des Travailleurs étrangers de Moscou, les Etoiles rouges et le Marteau et la Faucille continuent de s’entraîner au Parc Gorki ou au stade Staline.

Thomas Sgovio, dix-neuf ans, un jeune homme originaire de Buffalo, arrive à l’été 1935. Artiste et passionné de baseball, il rejoint le Club des Travailleurs étrangers de Moscou.

Des équipes se forment dans d’autres villes comme à Kondopoga en Carélie, à Erevan, la capitale de l’Arménie, ou en Ukraine à Kharkov. Là-bas, les Américains se contentent d’une seule batte et de deux balles. La première semble acceptable mais les balles sont en piteux état et doivent être recousues après chaque match.

En juillet 1936, les Etoiles rouges battent le Marteau et la Faucille 4-3 au stade Lokomotiv. Arnold Preedin réussit le seul home-run de la partie et Thomas Sgovio parvient à frapper un triple. Il s’agit certainement du dernier match de baseball disputé en URSS avant longtemps car déjà, de sombres nuages s’amoncellent dans le ciel soviétique.

Un mois plus tard s’ouvre le premier procès de Moscou, point de départ des Grandes Purges staliniennes qui vont engloutir des millions d’individus.

Staline met fin au rêve

Jugé trop lié au capitalisme, le baseball devient infréquentable : on cesse d’en discuter, d’en parler dans la presse et d’y jouer. Il disparait mais également  ceux qui y jouent…

Sans leurs passeports d’origine (ils les ont jetés ou les autorités leur a supprimé à leurs arrivées en URSS), les Américains ne sont aucunement protégés et subissent eux aussi les horreurs de l’époque.

Arnold Preedin et son frère Walter sont arrêtés et abattus dans un verger de pommiers à 27 km au sud de Moscou. Ils reposent dans une vaste fosse commune avec vingt mille autres personnes. Le lieu est repéré seulement à l’automne 1991 quand les archives du NKVD, la police politique, sont ouvertes.

Albert Lonn passe quatorze ans dans les camps, mangeant parfois des rats pour survivre. À sa libération, il retourne auprès de sa femme en Carélie. Dans la petite ville de Souoïarvi, il devient électricien et entreprend d’enseigner les règles du baseball aux enfants. Il conservera la passion de ce sport jusqu’à la fin de sa vie.

Après avoir été dénoncés, Arthur Abolin et son frère Carl, deux joueurs réguliers du Club des Travailleurs étrangers de Moscou, sont exécutés avec leur père en 1938.

Benny Grondon, champ extérieur pour l’équipe de Gorky, disparaît. On ne sait toujours pas ce qu’il lui est arrivé.

Victor Herman est arrêté en 1938, torturé puis envoyé en Sibérie. Il passe dix-huit ans au Goulag. Libéré, il revient en Amérique en 1976 et écrit ses mémoires, Coming Out of the Ice qui sont publiées en 1979. En 1982, la chaîne CBS en fait un téléfilm avec John Savage. Le livre de Herman est traduit en français sous le titre Le Survivant des glaces et parait en 1984 chez Robert Laffont.

Quant à Thomas Sgovio, il croupit seize ans dans les camps de travail. A sa libération, il est obligé de rester en URSS où il est stigmatisé en tant qu’ancien prisonnier. Finalement, il est autorisé à retourner aux États-Unis en 1960. Là, il relate ses expériences dans un livre intitulé « Dear America ! Why I Turned Against Communism », et publié en 1972.

Sources principales :
Les Abandonnés, Le destin incroyables des Américains qui ont crû au rêve soviétique, Tim Tzouliadis, éd. JC Lattès, 2008
Baseball in Europe, A country by country history, Josh Chetwynd, ‎ McFarland & Co Inc, 2008

 

Laisser un commentaire